Contribution de
Halua Pinto de Magalhães,
Institut Nouvelle Suisse (INES)
Une Suisse issue de la migration
L’Institut Nouvelle Suisse (INES) est un Think & Act Tank dédié à la
migration, à l’intersection de la production de savoir, du débat public et
de l’action politique. Les travaux de l’INES visent à comprendre les
évolutions sociétales et d’y participer. Les questions concernant la
migration et la diversité ne façonnent pas seulement les discussions
politiques, elles ont une influence sur le marché du travail, les
questions de genre, la culture et l’éducation. C’est pourquoi l’idée de ce
que pourrait être une Nouvelle Suisse germe à partir de la réalité
concrète, ici et maintenant, entre ce qui existe depuis longtemps et ce
qui pourrait naître.
Lorsqu’on veut faire bouger les choses dans le domaine de la migration et
de l’intégration, l’un des défis majeurs, ce sont les images et les récits
profondément ancrés dans nos mentalités, qui nous font croire à
l’existence d’une Suisse imaginaire : par exemple ce cliché du « peuple
alpin » libre et indépendant par tradition. On occulte que cette histoire
inclut d’autres réalités politiques et sociales. Cette image de la Suisse
– une fiction – s’est développée au fil du processus de « constitution de
la nation » entre la fin du 19e siècle et le début du 20e siècle, jusqu’à
faire partie intégrante de notre identité collective. Elle est
contemporaine de la consolidation des structures de pouvoir de
l’impérialisme européen. Celui-ci n’exerçait pas qu’une domination au sens
économique et politique. Il postulait la supériorité culturelle des
Européen·nes dans le monde entier, avec des conséquences qui se font
sentir encore aujourd’hui.
La vision que la Suisse a d’elle-même en tant que « nation moderne » est
historiquement reliée par de multiples fils à l’impérialisme : d’abord
matériellement, par l’appropriation des ressources naturelles du monde
entier, mais aussi symboliquement et culturellement, par la mise à
distance du « primitif », de l’« autre » et de l’« étranger » - les
populations des colonies. Cette vision du monde a été construite à travers
des publicités sexistes jouant sur l’exotisme, des stéréotypes visuels ou
des traditions célébrant une identité. Aujourd’hui encore, on trouve en
trouve des traces dans le quotidien des Suisses, par exemple dans les
insignes racistes des cliques du Carnaval de Bâle ou le blason de la
corporation bernoise « à l’enseigne du Maure ». Ces traditions ont leur
origine dans des structures et des pratiques institutionnelles
discriminatoires, qu’il convient d’éclairer et de
critiquer.
La citoyenneté suisse. Un droit pour qui ?
Les modalités d’accès à la citoyenneté suisse sont emblématiques de cette
discrimination structurelle héritée de l’histoire. En Suisse, c’est à la
commune et au canton de domicile de statuer sur les demandes de
naturalisation, alors que les effets de celle-ci sont avant tout sensibles
au niveau du droit fédéral, l’enjeu étant rien moins que l’obtention de la
nationalité suisse. Cette primauté des communes politiques dans le
processus de naturalisation témoigne de leur importance dans l’histoire de
la Suisse fédéraliste ; leurs racines remontent au Moyen-Âge. Un petit
groupe de personnes – les autorités communales et cantonales ou
l’assemblée locale des citoyen·nes – peut décider d’accepter ou de refuser
une demande de naturalisation, d’accueillir ou de rejeter officiellement
une personne hors d’une collectivité.
En conséquence, les exigences que doivent remplir les candidat·es à la
naturalisation ne sont pas partout les mêmes. Dans certaines communes,
plutôt que des critères objectifs, ce sont des aspects relevant de
l’opinion personnelle ou de la tradition qui feront pencher la balance
d’un côté ou de l’autre au moment d’octroyer ou non la citoyenneté suisse.
Quelques exemples ?
C’est surtout dans les petites communes et dans celles où une assemblée de
citoyen·nes statue sur la demande de naturalisation qu’une interprétation
libre du critère « intégration » conduit à un taux élevé de rejets,
justifiés par des motifs arbitraires et parfois incompréhensibles, qui
empiètent sur la liberté individuelle des requérant·es et leur droit à
décider de leur mode de vie. En de nombreux endroits, on exige d’eux des
connaissances pointues sur l’histoire suisse, la commune et le système
politique. Certains comportements sont décortiqués et pris en compte dans
la décision : une requérante s’est vu reprocher son manque d’intégration,
car elle avait protesté contre les cloches (des vaches et de l’église)
dans son village ; on l’a soupçonnée de vouloir abolir les traditions
suisses, dans d’autres cas, le fait de sortir un survêtement dans les rues
du quartier ou de ne pas saluer les habitant·es de la localité a motivé le
refus. Le Secrétariat d’État aux migrations recommanda à un candidat à la
naturalisation facilitée de retirer sa demande, car il avait écopé d’une
peine avec sursis pour avoir conduit avec une vitre givrée. Il lui était
suggéré de déposer une nouvelle demande à l’échéance du sursis. Le
Tribunal administratif fédéral a confirmé la légalité de la décision.
Les trois niveaux de la citoyenneté suisse – commune, canton,
Confédération – n’ont jamais été remis en question et cet état de fait est
aujourd’hui encore défendue dans le discours politique comme constitutif
de l’« identité nationale ». Dans le même temps, certains de ces critères
de naturalisation sont repris dans la politique migratoire officielle.
Avec l’espace Schengen, notre législation en matière de citoyenneté
repose toujours sur une vision coloniale du monde, où celui-ci est
constitué de « cercles culturels plus ou moins développés » – la Suisse,
l’Europe, le reste du monde. Pour les personnes provenant des pays non
européens, les obstacles à l’obtention de la citoyenneté suisse sont
beaucoup plus élevés. Conséquence : une grande partie de la population
permanente de Suisse n’a pas le passeport suisse et se trouve donc exclue
de la participation politique.
La question de la (non) appartenance a un impact direct sur les réalités
vécues dans la société post-migration. Appartenir à une communauté, c’est
partager une histoire. La société doit reconnaître que l’histoire de la
Suisse n’a pas été façonnée uniquement par des personnes disposant du
passeport suisse à croix blanche. Mais l’appartenance a aussi des
dimensions politiques et juridiques : à la reconnaissance doit être liée
la possibilité d’accéder et de participer aux processus démocratiques et
aux ressources sociales comme la prospérité, l’éducation, le travail, la
mobilité et la liberté de ne pas être discriminé·e. Pour y parvenir, nous
avons besoin d’un autre savoir sur les institutions et les traditions
suisses. Un savoir ancré dans les expériences marginalisées de migrant·es,
qui transcendent les appartenances nationales, mais que l’on trouve aussi
dans les archives de Suisse officielle. Dans l’esprit de la Nouvelle
Suisse, l’analyse du présent débouche sur une vision de l’avenir, elle
ouvre des espaces d’imagination et de dialogue pour un futur démocratique,
qui englobe toutes celles et tous ceux qui vivent ici, ou vont encore
venir.