Croire au pouvoir de la foi

La mission

Fribourg, également appelée « la deuxième Rome », devint au 20e siècle un centre de la mission catholique au rayonnement mondial. En quoi les représentant·es de l’église ont-ils contribué à façonner l’image que la société s’est faite de l’étranger et d’elle-même dans un contexte colonial ?
La mission et le colonialisme – un rapport complexe
Dès le 16e siècle, l’Église catholique soutint l’Espagne et le Portugal dans leurs expansions impériales. Avec l’accession de pays réformés comme l’Angleterre et les Pays-Bas au statut de puissances coloniales au 18e siècle, la
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mission
protestante prit elle aussi de l’ampleur. La diffusion de la foi chrétienne et l’expansion coloniale sont donc deux processus parallèles, qui se sont déroulés simultanément dans les mêmes endroits.
La répartition des pouvoirs et les rapports de forces étaient très différents selon les colonies. La situation des missionnaires faisait toujours l’objet de négociations. Ils devaient respecter les règles édictées par la puissance coloniale, tout en étant sans cesse en pourparlers avec les autorités locales. Sur place, les missionnaires profitaient des structures de pouvoir qui faisaient d’eux des membres de l’élite sociale. Mais pour susciter l’intérêt des populations locales et rester crédibles dans leur rôle de représentant·es de l’Église, ils devaient cependant se garder d’apparaître comme des colonisateurs·trices et toujours marquer une distance avec ceux-ci.
Missionnaires ou impérialistes ? Pour en savoir plus, clique ici.
C’est durant la Première Guerre mondiale (1914 à 1918) que les effets négatifs de cette proximité commencèrent à se faire sentir pour les personnes faisant profession de diffuser la foi chrétienne : les missionnaires furent considéré·es comme des agent·e·s de de leur nation et renvoyé·es dans leur pays lorsque celui-ci appartenait au camp ennemi. En réaction, le Pape Benoît XV publia la lettre apostolique Maximum Illud, en 1919 qui inaugurait une nouvelle ère pour la mission catholique : cette lettre proclamait la stricte neutralité des missionnaires en matière politique. Elle allait jusqu’à qualifier les intérêts nationaux et commerciaux des missions de « maladie contagieuse ». Le but des missions était dorénavant d’enraciner l’Église dans la culture des pays où elles s’étaient installées et donc de la « déseuropéaniser » : au lieu d’implanter l’Église catholique dans les colonies selon le modèle européen, il fallait former un clergé autochtone qui conserverait ses traits culturels respectifs.
La lettre apostolique Maximum Illud constituait une sorte de programme par lequel l’Église catholique prenait officiellement ses distances avec le colonialisme. Sa mise en œuvre concrète dans les missions ne fut pas toujours simple. En théorie, Maximum Illud s’adressait à tous et toutes les missionnaires. Cependant, elle ne fut pas comprise et appliquée partout de la même manière, en fonction de ce que chacun·e jugeait compatible avec la foi chrétienne.
Fribourg devient un centre international de la mission
Après la Première Guerre mondiale, les appels et les incitations à la mission s’intensifièrent et on assista à la fondation d’un grand nombre de sociétés missionnaires. Dans l’entre-deux-guerres, grâce à la diffusion de moyens de communication modernes et au développement des transports, la mission catholique mondiale connut un véritable âge d’or. C’est en Suisse que cette évolution fut le plus notable : d’une part parce que la Suisse avait été relativement épargnée par la guerre, d’autre part en raison de sa réputation de pays politiquement neutre, sans passé colonial. Rome était conscient de ce potentiel et chercha à faire de la Suisse la pierre angulaire d’un mouvement missionnaire catholique international.
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Fribourg
devint le centre intellectuel du catholicisme suisse et un pôle de recherche sur la mission au rayonnement international. Jusqu’au milieu du 20e siècle, ce climat favorable contribua à l’implantation de 25 sociétés, associations et ordres missionnaires actifs à Fribourg dans le monde entier.
Comment mener à bien une mission ?
Pour pouvoir mener à bien leur mission, les prêtres et les religieuses apprenaient la langue des populations locales. Il s’agissait aussi de bien comprendre les règles sociales, pratiques culturelles, coutumes, rituels et manières de se comporter des groupes au contact desquels les missionnaires étaient appelé·es à vivre. Leurs observations étaient documentées dans de vastes études qui circulaient dans le monde entier et trouvèrent une reconnaissance scientifique également en dehors des cercles religieux.
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Antoine Marie Gachet:
un missionnaire collectionneur et savant
Le journal du capucin-missionnaire Antoine Marie Gachet fut publié en 1890 sous le titre Cinq Ans en Amérique – Journal d’un Missionnaire. L’intérêt qu’il suscita alors dans les milieux de la recherche est encore vif de nos jours : les croquis et dessins en couleurs représentant la population autochtone des Menominis demeurent jusqu’à aujourd’hui une précieuse source d’information ethnologique. Gachet est né à Fribourg en 1822 et œuvra comme missionnaire de 1857 à 1862 dans l’État américain du Wisconsin, où il étudia la langue et la culture du peuple Menomini au moment où celui-ci était en train d’être christianisé. La documentation visuelle et textuelle élaborée par Gachet fourmille de détails. Elle a permis et permet encore aux ethnologues de reconstituer la situation coloniale du Wisconsin ainsi que les conditions sociales, culturelles et politiques dans lesquelles vivaient les Menominisau milieu du 19e siècle. Les observations de Gachet montrent l’extrême diversité qui existait alors dans la population de colonisateur·rices euro-américain·es mais aussi au sein des peuples autochtones. Il ne s’agissait en aucun cas de deux groupes homogènes confrontés l’un à l’autre. Les écrits de Gachet témoignent des échanges entre les cultures et de la créativité dont font preuve les Menominis dans l’appropriation de nouveaux éléments culturels. La vision stéréotypée des « Indien·nes » passifs et des colonisateur·rices actif·ves est ainsi battue en brèche.
Pater Wilhelm Schmidt:
mission, ethnologie et théorie des cercles culturels
Page de titre du livre de Wilhelm Schmidt, paru en 1949.
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En 1941, l’Université de Fribourg nomma Wilhelm Schmidt, missionnaire, ethnologue, linguiste et spécialiste des religions, à la tête de l’Institut d’ethnologie spécialement créé pour lui – le premier de son genre en Suisse. Originaire d’Autriche, Schmidt avait émigré dans le canton de Fribourg en 1938, où il fonda la même année l’Institut d’anthropologie. En tant que porte-parole du travail missionnaire catholique, cet institut donna naissance à la revue internationale d’ethnologique et de linguistique Anthropos.

Schmidt estimait les missionnaires plus à même de pratiquer l’ethnologie que les chercheur·ses laïc·ques. Ils devaient selon lui leur expertise dans l’« étude de l’étranger » à un contact direct et prolongé avec les populations autochtones.
Schmidt lui-même n’avait jamais été en mission et n’avait pas d’expérience des recherches sur le terrain. Il chargeait cependant ses étudiants missionnaires dans les colonies de récolter des matériaux empiriques à l’appui de ses thèses.
Sa théorie des cercles culturels rencontra un écho mondial. Schmidt partait du principe que tous les êtres humains étaient les héritiers d’une seule et même culture originelle, caractérisée par la monogamie, le patriarcat et une forme de monothéisme primitif. Les autres cultures étaient des versions dégénérées de cette hypothétique culture originelle. Schmidt enseigna jusqu’en 1948 en tant que professeur à l’Institut d’ethnologie de l’Université de Fribourg, et la revue Anthropos est encore aujourd’hui une publication renommée dans le champ de l’ethnologie générale. Jusqu’ici, la dimension coloniale de ses travaux scientifiques n’a reçu que peu d’attention et son œuvre n’a pas encore fait l’objet d’une lecture critique.
La mission comme vitrine et miroir ?
Les missions suisses n’ont pas influencé que le devenir religieux, économique, politique et social des régions colonisées ; en Suisse aussi, elles ont changé la perception que la population se faisait d’elle-même et de l’étranger, ainsi que ses représentations du monde. L’immense succès des missions devait beaucoup aux donateur·trices en Suisse, qui en vinrent ainsi à faire partie intégrante du projet missionnaire. Les vastes campagnes des missions ouvraient aux catholiques suisses une fenêtre sur le monde et créaient une relation avec l’étranger par-delà la distance géographique.
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Les missions religieuses menaient des campagnes de promotion pour créer un lien direct entre les donateur·rices suisses et les populations à évangéliser.
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Dans leur nombreuses revues et fascicules, dans les musées, les expositions et les films, lors des bazars de charité, des messes et des fêtes, les missions partageaient leurs expériences aux côtés des « étrangers ». Ils contribuaient ainsi pour une part essentielle à l’image que les chrétien·nes suisses se faisaient du monde non européen et d’eux-mêmes. Afin de susciter des dons, les missions cherchaient d’une part à éveiller par le moyen de la religion un sentiment de proximité entre les croyant·e·s suisses et les personnes à évangéliser. Mais il fallait également toujours présenter celles-ci comme indigentes et sous-développées, afin que les chrétien·nes soient rappelé·es à l’urgence de manifester leur charité. L’« altérisation » ou
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othering
opérée par la mission est ainsi à rapprocher d’autres formes de constitution des identités, de conception de soi et des autres. Les « expositions d’ethnographie coloniale » ou la recherche scientifique convoquaient également des visions du monde coloniales et racistes. La mission ne s’en distinguait pas moins sur un point fondamental : pour se conformer au principe chrétien d’unité et d’égalité devant Dieu, il devait considérer l’« Autre » fondamentalement comme un semblable.
L’article fait la promotion de l’exposition missionnaire Messis de 1955, qui témoigne d’une conception modernisée de la mission, dépouillée d’un « romantisme exotique obsolète ».
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Et aujourd’hui : affiches publicitaires d’organisations caritatives
Les affiches publicitaires des organisations caritatives sont placardées dans les rues de Suisse. La plupart reproduisent le
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stéréotype
de l’étranger nécessiteux d’un pays du Sud global, qu’il s’agit d’aider en faisant un don d’argent. Les images jouent avec l’émotion et suggèrent des associations d’idées, en évoquant par exemple un état « antérieur à la civilisation » (simple hutte de terre, vêtements usagés). Ces images influent sur la manière dont on perçoit l’« étranger » et dont on conçoit sa propre identité. Même si les organisations qui mènent ces campagnes n’ont pas consciemment de motivations racistes, l’utilisation de ces images renforce l’idée de la supériorité de l’Europe blanche sur les pays du
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Sud global.
En 2016, une campagne de communication de l’organisation caritative Helvetas fit polémique. Les affiches représentaient les visages de trois personnes de trois générations différentes, censées suggérer une victoire dans la lutte contre la pauvreté. Sur l’affiche, on lisait trois phrases : « se cachait dans les buissons », pouvait-on lire sous le visage de la grand-mère, « allait aux latrines » sous celui de la mère, « tire la chasse d’eau » sous celui de la fille. Cette histoire et d’autres du même style devaient amener le public à faire un don pour de « véritables changements ». Martine Brunschwig Graf, présidente de la Commission fédérale contre le racisme, déclara à ce propos dans un journal dominical alémanique, Schweiz am Sonntag : « Ce n’est pas une bonne campagne. Les images laissent penser que les Africain·ne·s ne peuvent se développer qu’à l’aide des pays du Nord. Cette vision est paternaliste ». Helvetas défendit sa campagne face au journal, arguant que les personnes noir·es figurant sur les affiches n’étaient pas représentées comme des individus sous-développés, bien au contraire. « Les affiches racontent l’histoire d’êtres humains dignes et confiants dans leurs capacités, qui se retournent sur les progrès accomplis et regardent fièrement vers l’avenir. Nous regrettons que quiconque ait pu se sentir blessé·e par ces images. » La campagne se poursuit encore
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aujourd’hui.
En 2019, Helvetas a portraituré des familles de Bolivie et d’Éthiopie..
Décoloniser la mission ?
Dès la fin des années 1940, des voix se sont élevées dans les pays en pleine
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décolonisation
pour critiquer les missions, accusées d’être un instrument culturel au service du
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colonialisme
. Il apparaissait de plus en plus clairement que les missions devaient interroger leur raison d’être et l’adopter aux nouvelles configurations d’un monde en mutation. On se mit à considérer le
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paternalisme
jusque-là de mise un peu partout comme une attitude obsolète et inappropriée, en même temps la contrainte et la violence auxquelles les missions avaient eu parfois recours jadis faisaient l’objet d’une condamnation unanime. Les concepts de partenariat et de coopération avec les Églises étaient désormais favorisés. Durant la décolonisation, les missions et les Églises jouèrent des rôles très différents selon les contextes. Elles prirent tantôt clairement position pour la résistance
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anticoloniale
, tantôt elles aidèrent les pouvoirs coloniaux à se maintenir en place.
Une église sans œuvres caritatives ?
Une Église sans œuvre caritative est-elle encore une Église ? Non, répond catégoriquement la revue reformiert de janvier 2022. Le devoir d’assistance à son prochain est un des piliers de la religion. Des études renvoient aux avantages des organisations dont les valeurs se fondent sur la foi ou la conviction : les organisations caritatives basées sur la religion et la foi connaissent généralement bien le terrain, car elles travaillent souvent depuis longtemps avec des partenaires locaux. Dans les pays du
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Sud global
, elles disposent d’un capital de confiance, car dans beaucoup d’endroits, la religion est un élément important de la société. Aujourd’hui, l’aide est proposée à tout le monde, que les personnes soient ou non religieuses.

L'article complet se trouve ici .